Jules Madelin et Virginie Deschiens, un amour fou au temps du romantisme



L’époque est fort troublée. Cette deuxième moitié du 18ème siècle connaît une succession de mauvaises saisons trop pluvieuses, les récoltes sont insuffisantes, la spéculation sur les grains crée des disettes artificielles. Le pays est épuisé par la famine : vers 1765 est réputé avoir été signé par Louis XV avec certains financiers pour maintenir le pain à un prix élevé le « pacte de famine ». Le Royaume est bouleversé par les jacqueries paysannes. Dans les Alpes, tant en Savoie qu’en Dauphiné, survit le souvenir de Louis Mandrin, figure emblématique du banditisme populaire : avant d’être intercepté et exécuté en 1755, ce chef des « faux-sauniers » et des contrebandiers opérait en Dauphiné et Savoie, où il avait assis sa réputation en attaquant les collecteurs d’impôt, les fermes générales et les greniers à sel, mais en respectant autant que faire se peut la propriété privées. Des bandes de mercenaires démobilisés avec la fin de la guerre de sept ans en 1766 hante les forêts. Les voies de communication sont moins sûres que jamais. Dans ce contexte, la rumeur joue un plus grand rôle : là-bas, au Nord, véhicule la fama, il y a du travail, de l’argent donc. Au bout de quatre ans de marche à pied et d’errance, Balthazard Madelin  approche de la Lorraine, alors Duché souverain, qui perdra son indépendance, en 1766. Vers 1760, il s’arrête à Toul qui est depuis un siècle une possession française. Après cette jeunesse aventureuse Balthazard l’entreprenant est au sens strict le fondateur de la famille en Lorraine, la souche fondamentale. Les Madelin deviendront les fidèles habitants de cette Lorraine à peine annexée à la France. Il est plus exact d’observer que les Savoyards se mueront très vite en Lorrains. Renforcée par de nombreux mariages, l’assimilation est telle que la plus grande partie de la tribu ignore ses vraies origines. Il est toujours admis de façon générale que les Madelin sont lorrains, alors qu’ils ont depuis plusieurs générations déserté les marches de l’Est. A partir de la deuxième moitié du 18° siècle et jusqu’à la fin du 19°, au cours de cette période si troublée en quelques décennies, la famille progresse par étapes, avec une certaine prudence, grimpant d’échelon social en échelon social. A peine arrivé à Toul, notre audacieux Savoyard est recruté comme commis chez un marchand de drap en gros, Barthélemy Châtelain. Coup double : en effet il épouse bientôt  la fille de la maison, Jeanne, le 13 janvier 1761.  Il s’assure ainsi de prendre la succession du commerce. Sans doute épuisée par les grossesses successives, Jeanne Châtelain meurt vers 1764. Balthazard se remarie le 27 août 1767 avec Marguerite Lamoix. Comme les mémorialistes de la famille n’apprécient guère de genre de remariage, à part le fait qu’elle est la fille d’un directeur d’école (de sa paroisse, Saint-Aignan), la destinée de Marguerite reste totalement inconnue ! La disparition prématurée de Jeanne ne change rien au statut social de l’émigrant savoyard. Pour mieux asseoir son honorabilité, quand son père Jean perd sa femme, en 1772, Balthazard le fait venir de Savoie pour le prendre auprès de lui à Toul. A Toul, jusqu’en 1819, la maison Madelin est sise rue Michatel, ancienne rue du Salvateur, au pied de la cathédrale, aujourd’hui rue Liouville. Les lieux restent raisonnablement modestes, alors que passé vite de la situation d’employé au statut de gendre et héritier, le jeune commerçant devient au plan local une petite personnalité. Au point que le 29 septembre 1768, il est élu prévôt des marchands de Toul. Réélu jusqu’en 1780, puis nommé Premier Syndic le 29 janvier 1781. Cette fonction correspond à celle de Président du tribunal de commerce. Selon Louis Madelin répercutant le texte d’une lettre de son fils Jean-Baptiste, Balthazard aurait été en outre élu maire de Toul en 1795, par acclamations, lors de la mission effectuée par un conventionnel, Marades. "J’habitais alors une ville dont la population était de 7 200 âmes… Marades fit convoquer indistinctement tous les citoyens… Il proposa l’élection d’un maire, ajoutant qu’il ne fallait avoir aucun égard ni à la science, ni aux talents distingués, mais seulement de fixer son choix sur le plus honnête qu’on connut dans la ville. Tout le peuple le nomma par acclamation, et cet honnête homme était mon père. " Il se serait immédiatement démis, n’acceptant que la fonction d’officier municipal, le 18 floréal an III.  Aucun document dans les archives de Toul ne l’atteste. Il est vrai que les archives de la ville de Toul ont été incendiées en 1940 lors des combats contre les Allemands. Cependant il a été exhumé des archives de famille un document essentiel. Jules, le petit fils de Balthazard, a obtenu du maire de Toul un certificat daté eu 24 décembre 1859, attestant des fonctions occupées par Balthazard, d’abord comme commissaire aux approvisionnements, puis, à partir du 18 floréal, comme officier municipal, c'est-à-dire adjoint au Maire. Ces fonctions vaudront à Balthazard d’être emprisonné sous la Terreur. Il en est ressorti…


La deuxième génération lorraine




Quand Balthazard décède en 1808, il a pu voir arriver la deuxième génération lorraine, l’implantation semble définitive, on oublie le nomadisme d’antan. Le ménage Madelin a deux fils, Et Jean-Baptiste, né à Toul en le 17 octobre 1761 mort en 1835. Il est négociant en tissus comme son père. Et Louis-Gaspard, né en 1769, mort sans descendance à vingt-deux ans en 1787. De ce jeune homme décédé trop jeune, on ignore tout en dehors de ces dates. Hormis qu’il a été témoin au mariage de son frère. Les informations sur Jean-Baptiste sont maigres. On ne sait rien d’autre de lui que son portrait physique, il est de taille moyenne pour l’époque -1 m 69- et assez rond, pour ne pas dire replet, les circonstances de son mariage : il a été chercher son épouse dans la petite communauté des émigrés alpins qui s’est organisée dans cette région lorraine. C’est dans ce milieu qu’il rencontre Rose Prat épousée le 16 janvier 1787. Originaire de Vaucouleurs, elle est la fille du « sieur » Barthélemy Prat, commerçant en drap à Vaucouleurs, dont il a été maire royal en 1772. Prat est lui-même venu  des Hautes-Alpes, de Villeneuve-la-Salle, un village situé au nord de Briançon, à proximité de l’actuelle de ski station de Serre Chevalier. 



Rose PRAT


Les Prat étaient consuls héréditaires du Briançonnais. Comme le veut la présentation hagiographique de l’époque, Rose Prat apparaît comme une femme formidable. Elle joue de la harpe, elle est le modèle achevé de la mère et de l’épouse, très avertie en affaires auxquelles elle apporte de la prudence, de la modération mais aussi de la netteté et de la décision. Dans ce temps, si les femmes n’avaient pas de profession véritable, elles apparaissaient comme le pilier dans les familles de commerçants. C’est dans cet esprit que, plus tard, elle appuiera avec vigueur la décision de son fils Jules de transférer le commerce de draps de Toul à Nancy. Jean-Baptiste a à son tour sept enfants : Barthélemy, Jules 1, Rose-Catherine, Marie-Antoinette, Joseph Auguste (deux filles, Marthe et Constance, mariée à un certain Auguste Claude dont elle a deux fils), et enfin Mélanie, Michel et Marie-Anne. Le cas de Barthélemy, le fils aîné né le 27 juillet 1789, ne laisse pas d’intriguer : il est certes prénommé Barthélemy, mais on ne le désigne pas autrement que par son nom de famille. Il est Madelin. Point. Selon la coutume de l’époque il aurait dû hériter du  commerce familial. Un acte de mariage indique que Barthelemi Jean-Balthazard s’est marié le 19 avril 1820 avec Françoise Léger, originaire de Thionville. Il est lui aussi est négociant en draps, installé à Saint-Dié. Mais  peu habile en affaires, il abandonne vite le commerce où s’illustre en revanche Jules. La date de son décès n’est pas connue. Romain-Auguste, le troisième fils est né à Toul le 21 Mai 1794. Il est désigné couramment Auguste – ou Augustin -, selon la coutume de ce temps où le vrai prénom était masqué. Il est réputé avoir un sale caractère, très emporté, très décidé. Ne supportait pas l’injustice. On est en pleine gloire du Consulat et de l’Empire, l’aventure napoléonienne enflamme les jeunes esprits. Auguste est le premier des Madelin à quitter le confort de la bourgeoisie commerçante pour embrasser le métier des armes. Ceci malgré les regrets de son père. Il s’engage à seize ans. A un moment où après dix ans de campagnes incessantes l’armée impériale a un énorme besoin de cadres instruits on devient sans mal officier. Auguste  intègre l’Ecole militaire d’où il sort début 1813, incorporé comme sous-Lieutenant au 149º régiment de ligne en formation. Le 30 Mars il rejoint son unité en Saxe au camp de Gross Awersleben. On ne survivait pas bien longtemps dans la troupe : il est mortellement blessé le 23 Août 1813 d’une balle au front alors qu’il participe à l’attaque d’une redoute à Goldberg. Mais son corps n’a jamais été retrouvé. Jean-Baptiste sera lui aussi adjoint au maire de Toul, en 1814.

La nouvelle génération lorraine


La troisième génération lorraine est dominée par la figure de Jules-Sébastien, que nous qualifierons de Jules Senior. Il est le petit frère, né à Toul le 21 avril 1800. Décédé  d’une crise cardiaque le 8 décembre 1881. On doit l’associer étroitement à son épouse, Virginie Dechiens – 1804-1867 -, la fille d’un négociant en matériaux de construction. En 1819, avec l’approbation de sa mère, il quitte Toul, il transfère à Nancy le commerce de drap familial, rouenneries, rue Saint-Dizier. Sa mère l’y a vivement encouragé, si l’on en croit une lettre du 1er avril 1819 : " Ta résolution m’a fait un plaisir que je ne peux te rendre... Nous aurons toujours du plaisir à te voir prendre goût à continuer notre établissement... Si nous fussions restés à Toul, sûrement, aurions-nous mangé notre avoir. Dans une grande ville, on est connu. Le peu d’affaires qui se fait rejaillit sur tous et nous y trouverons notre part comme d’autres." Cette vie est illustrée par le récit de Marie Bonnet (1842  1936) épouse d’Amédée Madelin (1835  1906). 



Marie Bonnet épouse de Amédée Madelin
Laissons-lui la parole. Sans effacer les outrances ampoulées qui alourdissent parfois le texte. Elle commence par le récit du mariage de Jules et Virginie. Celle-ci a séduit le jeune homme lors d’un tirage des rois, Epiphanie 1824. Jules trouve la fève et reçoit la couronne « royale ». Sans cet heureux sort, écrit-il "… je n’aurais pas passé sous le joug aimable et doux de la femme charmante qui, admise à ma cour à ce moment-là est venue m’éblouir de l’éclat de ses beaux yeux, me dépouiller de mon manteau royal et m’attacher, comme esclave, que je demande à Dieu de traîner longtemps."  Et Marie d’enchaîner :  " Le 29 septembre 1824 fut béni en l’église St Sébastien de Nancy le mariage de Jules Madelin et Virginie Dechiens . Cette union couronnait un sentiment très vif, qui garda le même caractère pendant les 43 années qu’elle dura. Mme Madelin, la mère (dont le mari avait transporté de Toul à Nancy la maison de commerce venant de son père) avait une amie, Mme Golzard, qui possédait un jardin extramuros. Elle y recevait le dimanche ses amies et celles de ses filles. Parmi ces dernières étaient les demoiselles Dechiens . Mme Madelin y était parfois accompagnée de son fils qui par sa gaieté, ses manières courtoises et la confiance qu’inspiraient ses vertus, avait le plus grand succès près de ces demoiselles. Bientôt il ne manqua plus un seul dimanche, et les jeunes demoiselles se promirent de plaisanter celle qui était la cause visible de cette assiduité, et qui dissimulait mal ses propres impressions. Aussi le 30 août, jour de Ste Rose, qui était la patronne de Mme Madelin, son mari et elle allèrent demander à M. et Mme Dechiens  la main de leur fille. Ceux-ci durent l’accorder avec joie, car il était impossible de rencontrer plus de garanties de bonheur pour elle ". 




Acte de Mariage de Jules et Virginie




Et commence une union exceptionnelle. Un mariage d’amour, ce qui n’est pas fréquent dans ce temps-là. Et même un vrai mariage d’amour fou, transcrit dans des centaines de lettres enflammées. Rien de la réserve habituellement respectée à l’époque par les femmes de bonne famille. Lors du mariage, une préoccupation domine : l’avenir financier du nouveau ménage. Les Deschiens donnent à leur fille 10 000 F de dot, ce qui n’est pas en rapport avec leur fortune. Mais elle est engagée dans le commerce considérable de planches avec les Vosges tenu M. Deschiens, en particulier un grand chantier au Pont d’Essey sur la Meurthe, ses bois lui arrivant directement par cette rivière des scieries vosgiennes. Dans ce temps, les parents ne donnaient généralement à leurs enfants qu’une part assez restreinte de leur futur héritage. Celle du jeune fiancé était plus problématique et, n’ayant que 24 ans, il n’avait pas encore de position. Bien que son père, dans l’espoir de le voir lui succéder, l’eût initié au négoce, et lui ait même fait faire pour cela des séjours à Lille et à Marseille, chez des amis éprouvés, Jules n’a pu vaincre son antipathie pour ce genre d’affaires. Il se veut avant tout un lettré, il écrit des vers, il adresse des articles aux journaux pour commenter l’actualité. Il s’intéresse au mouvement intellectuel de la Lorraine, à l’histoire locale, aux aspirations régionales de l’Ecole de Nancy, il fréquente les meilleures figures nancéennes de l’époque. Il rêve d’être magistrat, ou à la rigueur notaire, il a commencé dans les études préparatoires au notariat, à défaut d’une carrière qui répondît mieux encore à ses goûts élevés et délicats. Il se trouvait que le notariat était précisément l’objet des suffrages de Mlle Deschiens ; et pourtant, c’est qui poussera son futur mari à y renoncer. 


Virginie Deschiens


De part et d’autre, les parents jugèrent impossible de fonder un foyer dans ces conditions. La maison de commerce en gros de rouenneries et draperies que M. Madelin père tenait de ses ancêtres était prospère ; mais lui non plus n’en pouvait distraire un capital suffisant pour les avances qu’aurait nécessitées l’achat d’une étude, ni pour soutenir le jeune ménage jusqu’à ce moment. Jules Madelin, tout à son amour, oublia ses répugnances, et consentit à être associé à la maison de son père, en attendant la retraite de celuici. Ce choix tranché, Jules dans la capitale lorraine, devient vite une véritable figure du commerce local. A ce titre, participe à la fondation de la Chambre de Commerce de Nancy. Juge puis Président du premier tribunal de commerce de Nancy. Jules reprend l'affaire de son père. Témoignage de Marie : "Au début du mariage, les occupations étaient donc en commun, mais les ménages furent toujours séparés. Je ne sais si, dès lors, la jeune Mme Madelin, qui n’avait que 20 ans, prêta sa collaboration à son mari, mais en tous cas, elle ne tarda pas beaucoup ; cette collaboration intelligente, active, inspirée par le milieu où s’était écoulée sa jeunesse, fut l’une des causes du succès de cette entreprise, d’abord par le tact, la vigilance et l’intuition des affaires qu’elle y apporta, mais surtout par l’encouragement, remplaçant l’attrait qu’elle donna constamment à cet époux si chéri et si tendre" Pour être plus précis, malgré sa grammaire défaillante, son orthographe approximative, et même phonétique, Virginie joue un rôle décisif dans l’évolution du commerce tenu par son mari : quand il est arrivé à Nancy, l’affaire n’est qu’une petite boutique tissus de confection au détail. Avec les années la boutique deviendra un commerce en gros de tissus et confection en gros florissant, avec cinq ou six employés. Vente directe au magasin, ou livraison à d’autres commerçants par des livreurs ou des représentants.  Jules sera particulièrement reconnaissant de ce rôle à son épouse, durant ses voyages d’affaires, il ne cesse de lui écrire, laissant derrière lui plus de mille lettres ! Marie sa  belle-fille, insiste sur l’esprit de Jules.


Un modèle de probité


" Jules donna luimême du développement à ses affaires ; dès qu’il y voyait son devoir, il y appliquait toutes ses facultés ; il ne recula devant aucun labeur, ni même devant des voyages dans le Nord, à Reims, en Normandie, qui imposaient à ce parfait ménage des séparations  très attristantes. Mais surtout, il tint à faire régner dans ses affaires un esprit de probité poussé jusqu’au scrupule, qui peut rassurer dans ses descendants les consciences les plus délicates, car pas un centime ne fut gagné aux dépens d’autrui. Evidemment il ne rencontra pas toujours chez les autres une aussi complète droiture ; plusieurs restitutions anonymes, presque toujours transmises par un prêtre, peuvent faire supposer qu’on abusa assez souvent de sa confiance. Mais il ne pouvait être dupé sur une large échelle, car outre beaucoup de prudence et d’attention, il régnait dans ses livres un ordre impeccable. Sa femme y était pour beaucoup ; elle avait l’ordre inné et le faisait régner dans son ménage avec une aisance merveilleuse de jugement et d’exécution. Elle ne pouvait pas y consacrer beaucoup de temps, puisque surtout dans les absences de son mari, elle surveillait de très près les opérations commerciales ; mais ses heures étaient disposées de telle sorte qu’elle pouvait être aux deux choses à leur temps. Ses ordres donnés d’un côté sans que rien ne fût oublié, elle allait de l’autre ; la rapidité de son coup d’œil lui révélait de suite s’ils avaient été exécutés, et elle ne mettait aucune faiblesse à les faire respecter. Aussi ne sembletil pas que la gêne ait jamais régné au foyer ; on n’avait cependant qu’une bonne, et il y naquit quatre enfants. Dans les premières années, la jeune mère fut souvent secondée par sa mère et ses sœurs. Plus tard, après la mort de l’une et le mariage des autres, elle eut la bonne fortune de rencontrer une domestique aussi capable que dévouée qu’elle forma à toutes ses habitudes. Elle resta chez ses maîtres plus de trente ans, et devint de la famille. On l’appelait toujours « notre vieille Bibi » mais je crois qu’elle avait à peine trente ans, quand on commença à se servir de cette épithète."  



Jules Bonnet


Jules n’oublie pas le goût du voyage qui a conduit son père à Toul, un goût qui ne le quittera jamais, et qu’il transmettra en héritage à sa descendance. Les Madelin n’ont jamais cessé d’arpenter la France à une époque où l’aventure était redoutable, cette pratique ne les a pas quitté… Au début du III° millénaire elle perdure plus que jamais. Dès 1825, nonobstant des palpitations cardiaques dont s’inquiète grandement sa femme, Jules effectue deux fois par an le tour de France pour visiter ses fournisseurs, les manufactures de drap. En juillet 1850, il part de l’Hôtel de l’Europe à Nancy à bord de la diligence La Maconnaise pour un périple qui le conduit à Dijon, Tonnerre, Châlons-sur-Saône, Lyon, Vienne, Beaucaire, Mazamet, Paris, Dieppe, Elbeuf, Roubaix, Lille, Tourcoing, Amiens, Reims, Paris. Pour descendre la Saône, on emprunte la coche d’eau à vapeur L’Hirondelle. Les conditions du voyage sont pour le plus souvent très dures, les compagnons de route peu agréables. Par exemple, il côtoie des Princesses du Sang et passe une nuit blanche dans un hôtel à la propreté discutable. Vers la fin de ses périples, il convainc Virginie son épouse de l’accompagne, laissant la garde de ses enfants à sa mère. L’échange de lettres traduit l’esprit qui règne sur le couple. Même quand Jules part en voyage d’affaires, deux fois par an, Virginie attend qu’il la tienne au courant, étape par étape. Tournées harassantes, que Virginie supporte encore moins bien que son mari. Crises de larmes, neurasthénie, attente des nouvelles. Les missives de Virginie ne sont que plaintes et jérémiades, comme l’atteste cette lettre pour le moins enflammée du 18 février 1835. " La journée d’hier … n’a pas été amusante. Je n’ai cessé de bailler, d’aller, de venir, dans tous les coins de chez nous, sans pouvoir m’y trouver bien, tu n’y étais pas, mon Jules, et rien au monde ne peut te remplacer…".  Elle en vient à ne plus supporter ses enfants pendant les absences de Jules. Il faut dire que Virginie n’est pas la seule à trouver insupportables les absences de Jules. Amédée, à trois ans, et toujours prêt à partir pour Paris, « pour aller voir Papa Jules ». Adoration mutuelle, couple de grands catholiques. Jules est extrêmement croyant. « une longue existence toute entière consacrée à la pratique de toutes les vertus ». Il est un membre actif de la Conférence de Saint-Vincent de Paul, qui a pour mission de venir en aide aux déshérités. C’est un homme d’ordre, soutien actif des royalistes depuis qu’il a connu les régimes royaux de Charles X et Louis-Philippe. Il respecte d’ailleurs toujours les modes de cette époque. Un temps il est même Garde national, fervent d’escrime. A 70 ans, il tire encore au fleuret ! Il a le culte des anniversaires, des fêtes de famille, des compliments de bonne année. Ce culte reste au demeurant un paramètre immuable de la culture des Madelin, qu’ils soient de droit ou de gauche.

Le couple aura quatre enfants


Né en 1825, Edmond est de petite santé, épileptique, il sera toujours été souffrant. Au fil des ans le jeune homme est de plus en plus nerveux, son père renonce à son projet de l’occuper dans sa maison de commerce. Suivant l’avis des médecins qui recommandent la vie au grand air, Jules demande à son beau-frère, l’Oncle Jullien comme on l’appelle toujours, de l’employer au Pont d’Essey, dans le chantier de planches qu’il a repris de la famille Dechiens. La douceur de son caractère, sa conscience, son esprit de devoir rendent Edmond utile. Cependant sa constitution ne s’améliorant pas, on ne peut espérer pour lui un métier. Un jour, pour qu’il ne soit pas à charge à son oncle, on renonce pour lui à ce semblant d’occupations. Jules installe son fils à Maxéville dans une petite maison de campagne où il jardine et lit, servi par l’ancienne bonne de ses grands-parents Madelin. Virginie vient voir régulièrement Edmond, elle veille à son petit ménage. Et lui va tous les dimanches après la messe déjeuner en famille et passer une partie de l’aprèsmidi au milieu des siens. Il meurt à 38 ans sans descendance, en octobre 1863. Celui qui est né le second, Léon (1826, 1832), est mort victime d’une méningite, à l’âge de six ans, mais vécut à jamais dans le cœur de ses parents. Vient ensuite Victoire (1828,1911), qui épousera le Dr Romain Xardel, ancêtre de la branche Xardel. Victoire souffre toute sa vie de terribles migraines.





Jules et Virginie Deschiens et leur famille


Et voici l’héritier, Amédée


Amédée Madeleine, magistrat
Et voici que s’installe dans le paysage familial Sébastien Amédée (1835-1906), le « gros Amédée », comme il est affectueusement surnommé. Ou de façon encore plus triviale « Lolot ». Depuis la mort de prématurée de Léon et la mise à l’écart d’Edmond, Amédée représente l’avenir de la famille. Enfant, c’est un gros garçon, taquin avec sa mère, rieur, polisson et même tapageur. Et même quelque peu paresseux, voire indolent ! Ses lettres envoyées à son père depuis le collège où il est pensionnaire témoignent de résultats scolaires médiocres. Malgré les objurgations de son père, il ne manifeste aucun enthousiasme pour les études. Mais il mange, ça oui ! En revanche, avec sa sœur Victoire, très jeune il est le maître des fêtes familiales. Par exemple pour la célébration en 1841 de la Saint-Sébastien, le patron tutélaire de la famille : rafraîchissement, diner, jeu de cartes, bal, lanterne magique, les copains rameutés. Quelques soient les circonstances, cette évidente joie de vivre dominera le caractère d’Amédée. Malgré des tendances neurasthéniques sa mère s’en réjouit et en retrace les manifestations dans une lettre à son mari, 15 juillet 1850.  " Ton fils Amédée marche sur tes traces, il fait parfaitement les honneurs et il est très aimable auprès des demoiselles ; c’est un rieur ; il fallait bien cela pour animer la maison depuis ce matin, ce ne sont des cris, des joies auxquelles je ne suis plus habituée ".  Pas de surprise, il est  un excellent compagnon : à 12 ans, il pense toujours aux autres, il obtient d’amener quelquefois à la maison des camarades qui, n’ayant pas de famille à Nancy, sortent rarement et se trouvent très isolés. C’est Xavier Meyer de Saverne, et surtout Émile Baudelot de Vanderesse aux portes de Sedan. L’amitié Baudelot se concrétisera chez son fils Louis par un mariage…" Amédée qui pensa toujours aux autres, sollicita la faveur d’amener quelquefois des camarades qui, n’ayant pas de famille à Nancy, sortaient bien rarement et se trouvaient très isolés. C’était tantôt Xavier Meyer qui était de Saverne, tantôt Emile Baudelot dont les parents habitaient Vandresse, aux portes de Sedan. L’hospitalité était pratiquée de père en fils dans la famille Madelin ; les deux jeunes gens furent accueillis avec une cordialité paternelle ; ils prirent leurs habitudes dans la maison, avec simplicité, sans indiscrétion, et ne cherchèrent d’autres distractions que celles toutes familiales de leur ami. Ils furent toute leur vie profondément reconnaissants à M. et Mme Madelin, qui leur gardèrent euxmêmes une affection quasi paternelle. Le soir, on les faisait souper à part, car le repas du soir ne se prenait dans la famille que toutes les affaires terminées, et même après quelques bonsoirs portés aux parents de l’extérieur. Quand on se mettait à table vers 9 heures, les écoliers étaient déjà au dortoir de la Malgrange. Je ne crois pas que les jours de sortie du frère coïncidassent souvent avec ceux de la sœur qui d’ailleurs, ces jours-là, fréquentait beaucoup des maisons amies. Cependant j’ai ouï dire que Emile Baudelot, en particulier, était très galant à son égard, et lui apportait quelquefois des fleurs. Elle était d’ailleurs plus âgée qu’eux. Une fois mariée, elle accueillit elle-même très cordialement les amis de son frère ; et Xavier Meyer en particulier devint l’ami fidèle de toute sa maison ".  Les Madelin prennent le temps d’élever leurs enfants dans les meilleurs principes. Témoignage de Marie : " Outre la probité, M. et Mme Madelin tenaient de la façon la plus rigide à ce que la moralité pénétrât tout leur personnel ; tout employé suspect était immédiatement remercié. D’ailleurs la juste réputation de leur maison y attirait, pour y apprendre le commerce, les jeunes gens de familles très respectables, et ils considéraient comme un double devoir de ne mettre sous leurs yeux que d’excellents exemples. Il ne faut pas se dissimuler toutefois qu’on ne peut, dans les conditions où se trouvait Mme Madelin, s’adonner à l’éducation des enfants autant que certaines mères. Dans leur premier âge pourtant elle en garda la direction ; elle les nourrissait et leur rendait personnellement tous les soins utiles ; sauf de les accompagner à leurs promenades, dont le but d’ailleurs était souvent le Pont d’Essey, où l’on retrouvait des membres de la famille. Quand ils arrivaient à l’âge d’apprendre, ils fréquentaient de petites classes recommandables. Mais ensuite il fallut s’en séparer et leur infliger l’internat qui, du reste, était alors un régime presque universel. Les parents, toujours d’accord en toutes choses, y furent plus que jamais pour le choix des maisons d’éducation ; ils les voulaient chrétiennes avant tout. Victoire Madelin, née en 1828, fut confiée aux demoiselles Maggiolo, dont le pensionnat était fort réputé ; il n’y avait encore que très peu de couvents relevés de leurs ruines ; plus tard, l’une de ces dévouées maîtresses s’étant fait Religieuse dominicaine, ses sœurs ne tardèrent pas beaucoup à céder leur pension à cette Congrégation ; elle devint le Pensionnat Ste Rose, et « Mère St Jean » en fut la première supérieure ; mais Victoire Madelin avait alors fini son éducation. Ses petites filles furent dans la suite élevées dans cette maison." Jules Madelin participe alors à une entreprise éducative qui répond parfaitement à ses profondes convictions catholiques. La loi Falloux venait d’être votée, à Nancy Jules a été l’un des plus membres les plus ardents des Comités militant pour la  « libéralisation » de l’enseignement. Quelques décennies plus tard ces prises de position entraîneront son fils dans des débats politiques si vifs qu’ils lui coûteront sa carrière de magistrat.

D'après les notes de 2008 de Philippe Madelin, journaliste



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